Parmi les dirigeants [1] que j’accompagne en coaching, certains –je dirais même de plus en plus– viennent alors que tout semble déjà leur réussir. Ils obtiennent d’excellents résultats à la tête de leur organisation, ont la confiance de leur conseil d’administration, animent une équipe de direction avec succès, incarnent un leadership reconnu par leurs collaborateurs… Ils viennent pourtant en coaching pour approfondir leur leadership, ouvrir de nouvelles réflexions, stimuler leur développement personnel. C’est à cette occasion que peut commencer souvent une exploration d’angle mort.
Les dirigeants : des réflexes holistiques inclusifs et une certaine solitude
Les dirigeants en coaching représentent une catégorie de coachés spécifiques. Tournés vers l’avenir, ils déploient très souvent une approche holistique des enjeux dans un réflexe de projection vers le futur puissant. Pour penser « loin », il faut aussi penser « large » et associer ce qui restreint le risque d’angle mort.
Ils s’appuient aussi sur des outils de pilotage qui visent à embrasser les réalités dans toutes leurs dimensions.
Dans leurs responsabilités de constitution d’équipe, ils sont souvent conscients des enjeux de la diversité au sein d’une équipe pour innover, mixer les points de vue… Dans leurs parcours, ils ont eux-mêmes très souvent déjà acquis une somme de compétences et d’expériences qui leur ont fait développer cette forme d’intelligence qu’Alain de Vulpian a appelé la socio-perception qui mélange le rationnel, le sensoriel, l’émotionnel…
Pour autant, ces fonctions sont aussi très singulières et elles peuvent isoler. Conscients de cela, la plupart d’entre eux cherchent le contact, les échanges avec les équipes (échanger sur le « travail réel ») ou avec les clients pour garder le lien. Néanmoins, toutes les études le montrent : ces fonctions entourent et isolent en même temps. Ainsi, ce n’est pas paradoxal que de dire que le dirigeant peut ressentir de la solitude.
Cette situation s’observe en coaching lorsqu’elle fait émerger certaines problématiques spécifiques qui viennent d’une vision incomplète ou partielle du sujet que le dirigeant amène en séance.
La notion d’angle mort… en coaching ?
Selon Wikipédia, l’angle mort « est la zone inaccessible au champ de vision d’un conducteur de véhicule qui ne lui permet pas de voir une partie de son environnement. Ce masque peut cacher un autre véhicule, un usager vulnérable ou un obstacle pendant un bref ou long instant en fonction de la vitesse relative entre les deux protagonistes ». En quoi cela serait utile en coaching ? En travaillant le processus de décision du coaché, par exemple, pour explorer les impacts potentiels de l’angle mort, notamment s’ils l’éloignent de ses intentions.
En coaching, on peut donc bien s’intéresser aux angles morts et au conducteur du véhicule : on utilise souvent cette métaphore expliquant que le client est le conducteur et son coach le passager. Le terme de coach ne vient-il pas du mot français « cocher » devenu « to coach » en anglais avant de revenir chez nous dans l’acception que nous lui connaissons aujourd’hui ?
L’entreprise peut présenter quelques angles morts systémiques ; le dirigeant aussi s’il ne se connaît pas suffisamment. Cela génère des contradictions qu’il va falloir conscientiser pour pouvoir les dépasser voire des injonctions paradoxales qui créent de la confusion et entravent sa décision (Paul Watzlawick : « L’injonction paradoxale barre la possibilité même du choix ; rien n’est possible et une suite alternée infinie est alors déclenchée »). En coaching, on se concentrera davantage sur la conscientisation de ces « faits déclencheurs » impensés et de leurs conséquences sur les attitudes, postures, réactions automatiques qu’ils peuvent susciter en tant que matériau de travail.
L’importance de la flexibilité cognitive dans la gestion des angles morts
Une limite que l’on peut parfois rencontrer dans les schémas mentaux serait de rester figé alors même que l’environnement se transforme. Nos décisions reposent sur des cadres de pensée qui filtrent l’information et orientent nos choix. Lorsqu’un dirigeant fait face à une transformation majeure, il risque d’appliquer des raisonnements issus d’un autre contexte, ce qui peut fausser ses évaluations et réduire sa capacité d’adaptation.
Je partageais récemment avec l’un de mes clients dirigeants une prise de conscience instructive : cette personne, en temps normal très à l’aise avec la complexité, avait tendance, dans certaines situations de très fort stress [voulant notamment lui imposer une décision qui n’était pas la sienne], à s’extraire de cette complexité pour la réduire à un schéma réactionnel simplifié l’opposant souvent à une autre personne, qui, souvent, s’avérait être un leurre qui la rendait insatisfaite. Ce leurre, c’est précisément son angle mort qui l’empêche parfois de reprendre la main pour rester maître du jeu. En repérant cet indicateur d’alerte, le coaché peut désormais se mettre en position d’alerte vis à vis de lui-même.
L’histoire de Nokia illustre aussi en partie ce phénomène : persuadée que les claviers physiques resteraient la norme, l’entreprise a tardé à investir dans les écrans tactiles, laissant Apple et Samsung dominer le marché. De même, en coaching, il est fréquent de constater qu’un dirigeant se sent démuni face à une situation nouvelle parce qu’il l’analyse à travers ses anciens cadres de référence.
La flexibilité cognitive permet de contourner ce biais en apprenant à remettre en question ses hypothèses et à adopter une vision plus nuancée. Le coaching individuel aide le dirigeant à reconnaître ces angles morts et à ajuster ses schémas mentaux pour mieux composer avec la complexité et les paradoxes de son environnement.
Hiatus sur le processus de décision
Le sujet soulevé vient souvent d’une décision envisagée par le dirigeant et dont il sent qu’elle n’a pas le soutien d’une partie de son équipe. Ou alors d’une décision prise par un très proche collaborateur du comité exécutif ou de direction dont le dirigeant s’étonne car elle ne lui semble pas conforme à la ligne stratégique globale de l’entreprise.
Une approche binaire (« A ou B ») peut être un frein à une prise de décision éclairée. Il devient alors souvent plus productif d’adopter une pensée intégrative en se demandant comment concilier les avantages de chaque option. Par exemple, plutôt que de choisir entre innovation et rentabilité, il peut être intéressant d’explorer des scénarios hybrides qui combinent les bénéfices des deux approches.
Gérer les exigences contradictoires sans s’épuiser
Les dirigeants sont souvent confrontés à des tensions entre court terme et long terme, entre innovation et stabilisation, entre autonomie des équipes et contrôle. Plutôt que de chercher à résoudre ces tensions par une décision tranchée, le coaching peut les aider à mieux faire face aux paradoxes :
- En prenant conscience des pièges de la simplification excessive : éviter de réduire les décisions complexes à des oppositions simplistes.
- En explorant comment concilier les exigences antagonistes : rechercher des compromis dynamiques plutôt que des choix exclusifs.
- En gérant l’impact émotionnel de la complexité : cultiver la résilience face aux dilemmes.
- En acceptant une part incompressible d’incohérence : comprendre que le leadership implique de naviguer entre plusieurs logiques parfois contradictoires.
Conclusion
Le travail sur les angles morts en coaching individuel repose largement sur le développement de la flexibilité cognitive. Plus on développe ses capacités à identifier et remettre en question ses schémas mentaux, plus on pourra naviguer avec agilité dans un environnement complexe et incertain. Le rôle du coach est alors d’aider le dirigeant à élargir son regard, à intégrer des perspectives nouvelles et à mieux équilibrer les tensions inhérentes à son rôle. En somme, un coaching réussi est un voyage où l’angle mort devient une opportunité d’apprentissage et d’évolution.
[1] Le terme de coaché et de dirigeant est utilisé de façon générique et concerne autant une coachée qu’un coaché, un dirigeant qu’une dirigeante